samedi 7 février 2015

Un article de Vincent Chambarlhac : les deux cultures du socialisme




« Les deux cultures » : L’histoire du socialisme dans l’affrontement partisan

Vincent Chambarlhac (*)



(*Vincent Chambarlhac, est historien, maître de conférence  à l'Université de Bourgogne. Membre du comité de rédaction de la revue Dissidences), il a co-dirigé une Histoire documentaire du Parti socialiste en 4 tomes, parue aux Editions Universitaires de Dijon.)

« La deuxième gauche, pour faire bref, a préféré Proudhon à Marx, Jaurès à Guesde, Mendès France à Guy Mollet… et Rocard à Mitterrand. On l’accuse parfois de vouloir diviser la gauche, alors que l’union est nécessaire pour battre la droite. On se trompe sur sa nature : il ne s’agit pas de se préférer au reste de la gauche ; il s’agit de faire sa place à une part essentielle du mouvement socialiste en France. [1] » (Robert Chapuis)

La définition que donne Robert Chapuis de la « deuxième gauche » est autant canonique que vécue de l’intérieur. Elle circonscrit l’affrontement partisan dans les termes successifs de heurts idéologiques toujours incarnés, dont la litanie égrène le progressif rétrécissement du socialisme du XIXe siècle (Proudhon / Marx) au parti socialiste SFIO, puis à la refondation mitterrandienne.
Mon propos n’est pas ici la « deuxième gauche » mais un épisode qui, s’il lui est directement antécédent politiquement, dit davantage sur le contexte intellectuel à l’intérieur de la nébuleuse socialiste dans les années 1970 et son rapport à l’histoire. Au congrès de Nantes en 1977, à la surprise d’une part de ses proches, Michel Rocard énonce une distinction, appelée à devenir canonique, sur les « deux cultures » du mouvement socialiste français. L’opération est autant intellectuelle que politique. Faire retour sur ce court moment permet de questionner de biais et l’évidence d’une structure dichotomique du socialisme français depuis 1905, et le rapport de cette structure au marxisme. 


Marxisme que l’on entendra ici dans les termes mêmes d’une partie de la littérature socialiste comme le nom d’un étranger dans la maison socialiste : soit l’expression d’un rapport au réel construit par l’idéologie, inféodé peu ou prou au mouvement communiste ; soit, dans une analyse classique du parti dans son rapport au pouvoir, l’expression d’un surmoi[2]. La thématique des deux cultures innerve ce rapport à l’histoire, qu’elle sature moins d’idéologie que d’un art de faire, autant dans l’espace du politique que d’invention archéologique d’une tradition[3]
Il importe de saisir ce moment, concomitant du procès du marxisme au titre de l’idéologie antitotalitaire[4], mais qui a sa dynamique propre, épistémologique et éditoriale tout autant que politique, dans le temps court de l’entre deux Mais. Mon propos porte sur ce moment de 1977 où le socialisme de la Belle Époque apparaît comme ressource politique dans les reconfigurations en cours. Quelques ouvrages, écrits entre 1975 et 1979, serviront de balises[5]. Tous constituent comme tels une forme de suture entre la topique des deux cultures, énoncée à Nantes, et l’épistémologie du socialisme d’avant 1914 telle qu’elle s’affirme alors scientifiquement.

De Nantes (1977) à Metz (1979) : l’histoire du socialisme en congrès


Le congrès de Nantes signifie à l’intérieur du PS la progressive cristallisation du courant dit des Assises. Il survient à l’acmé d’une dynamique unitaire qui voit la gauche victorieuse aux municipales, semblant là annoncer un triomphe inéluctable aux législatives de 1978. Bientôt le Parti socialiste sera « unitaire pour deux » dans le cadre du programme commun. Dans ce contexte, le congrès doit acter les nouveaux rapports de force à l’intérieur d’un PS qui, s’il fut refondé à Epinay, suivant la vulgate mitterrandienne, doit compter avec son élargissement par l’opération des Assises du socialisme (1974) qui voit des militants venus du PSU et de la CFDT entrer dans une « vieille maison » qu’ils souhaitent rénover. La distinction des « deux cultures » à Nantes par Michel Rocard peut se lire comme l’aveu d’échec de cette tentative de rénovation tout comme l’affirmation idéologique d’une nébuleuse qui n’est pas encore exactement courant dans le parti socialiste. Pour Robert Chapuis, « Ce moment [Nantes] est hautement symbolique. Il résume à l’avance l’histoire du « rocardisme » : d’une part une véritable doctrine capable de redonner du sens et de la vigueur au socialisme dans une version sociale-démocrate, tout en dépassant le débat du Congrès de Tours […]; d’autre part une incapacité tactique, un refus d’organiser un rapport de force capable d’inscrire cette doctrine dans la réalité politique[6] ».
L’énoncé rocardien réfère en effet au congrès de Tours dont il conjure les ombres par un double mouvement. Celui d’abord d’une distinction construite dans un horizon culturel — et non plus idéologique — où se dévoile une réalité jusqu’alors supposée invisible : il est deux cultures dans le parti socialiste ; celui ensuite d’une saisie de ces cultures uniquement dans le rapport à l’exercice du pouvoir, et dans le heurt de traditions politiques. Il importe d’entendre le caractère englobant de cette distinction d’abord comme une opération politique circonscrite dans le temps court de l’Union de la gauche et de son lieu géométrique que serait le PS depuis les Assises, mais aussi — et peut-être simultanément — comme une opération d’épistémologie politique à des fins de police, entendue au sens que Jacques Rancière donne à ce terme : celui d’un discours d’ordre qui met fin à une séquence proprement politique en assignant une position[7]. Gageons qu’affleure là ce que la majorité de Nantes portera ensuite comme axiome face au Programme commun, « unitaire pour deux ».À l’aune d’une discussion ouverte sur la question économique des nationalisations, Michel Rocard définit l’histoire de la gauche française par le heurt — et la coexistence — de deux cultures. Il faut citer l’ensemble du propos pour saisir en quoi la question du marxisme fait pont dans ce travail : « La plus typée [de ces cultures], qui fut longtemps dominante, elle est jacobine, elle est centralisatrice, elle est étatique, elle est nationaliste, elle est protectionniste. La République a détruit les autonomies provinciales pour assurer sa propre consolidation, a centralisé à outrance plus que nulle part au monde l'appareil scolaire pour en assurer la laïcité, a financé les grandes infrastructures économiques pour en contrôler la géographie, en tuant par là le développement économique de toute nos régions, vous le savez bien. […] La classe ouvrière française est entrée de plain pied dans cette logique : mouvement revendicatif, refus des responsabilités partielles, appel à lÉtat central. Cette culture a, en outre, curieusement l'autorité d'un marxisme capté par ceux qui nen sont pas les vrais héritiers [souligné par nous], car enfin, camarades, souvenez-vous de vos lectures, le Socialisme, quest-ce que cest pour Marx, sinon, par-delà la victoire de la lutte des classes, le dépérissement de l’État, la société associative, lorganisation de la production sur la base de l'autodétermination des travailleurs. Voilà le marxisme. (Applaudissements) Imaginez un instant, mes camarades, ce que serait en France le débat dans la Gauche française, si le premier traducteur de Marx, dont nous avons ensuite respecté les mots comme un talmud, avait au hasard de la plume écrit “autogestion” au lieu “dautodétermination” des travailleurs... ImaginezCest ce marxisme là, le vrai qu'il faudrait voir redécouvert davantage encore [souligné par nous]. Lautre culture qui réapparaît dans la Gauche française d'aujourd'hui, elle est là, elle est décentralisation, elle est régionalisatrice, elle refuse les dominations arbitraires, celles des patrons comme celle de lÉtat. Elle est libératrice, qu'il s'agisse des majorités dépendantes comme les femmes ou quil sagisse des minorités mal accueillies dans le corps social : jeunes, immigrés, handicapés. »
Tout l’équilibre de l’argumentaire se déploie à l’intérieur de la référence marxiste, aucune des deux cultures ne lui est étrangère. Il est capté par des héritiers infidèles, s’écrit donc contre Marx lui-même et se récite comme un talmud (une doctrine), soit le recueil de l’enseignement guesdiste figé dans une tradition. L’argument rocardien peut alors se déplier autour d’une question de traduction bien ancrée dans l’air politique du temps, autogestion contre autodétermination, signalant par là le caractère accidentel de ce marxisme qui prévaut. Dans l’implicite horizon d’un dépassement du congrès de Tours, la rhétorique accidentelle prend tout son sel historiographique, coïncidant avec les travaux d’Annie Kriegel sur les origines du mouvement communiste français ; travaux d’autant plus largement médiatisés que l’auteure assume des fonctions éditorialistes au Figaro, s’engage en ex dans le procès du marxisme. L’argument culturel oppose alors à la captation par les guesdistes et leurs épigones la redécouverte d’une autre tradition, présentée comme d’autant plus fidèle que ce marxisme-là se présentifie à l’aune de l’autogestion dans le contexte de l’après 68 où s’enracinent la refondation du PS et la dynamique des Assises : de facto, la seconde culture est fille du moment 68 dans sa version sociale-démocrate. L’événement de cette naissance appelle la redécouverte d’une tradition oblitérée du marxisme français, et impose dorénavant implicitement un pluriel à marxisme, prélude à toutes les opérations de déconstruction. Politiquement, on le conçoit, l’objectif paraît moins la promotion positive d’une seconde culture, que bien davantage la mesure de l’archaïsme, de l’épuisement de la première qui, si elle dérive du jacobinisme, capte accidentellement l’autorité du marxisme.
Le congrès de Metz, lu dans l’historiographie socialiste comme le moment où s’incarnent les deux cultures avec l’affrontement Mitterrand / Rocard, parachève ce mouvement. Michel Rocard répond à François Mitterrand, dont la motion s’annonce majoritaire, en s’avançant sur le terrain de l’histoire et présente après la naissance du socialisme français par le mutuellisme, son unification et son devenir sur le XXe siècle : « […] Puis vient la naissance du Parti unifié, et nous revoilà avec Guesde et Jaurès. Si Jules Guesde, lui, apporte un outil, le souci et une capacité d'organisation à un niveau de masse que nos deux grandes fédérations préservent jalousement et heureusement, le même Jules Guesde apporte aussi au Parti le marxisme déformé par Lasalle et Trotski; sous la forme d'une vision ultra-centralisée, étatique, de la dictature du prolétariat, que Lénine aggravera encore, oubliant complètement ce que pour ma part je crois être le vrai Marx, celui du Socialisme défini comme société associative, comme auto-détermination des travailleurs, comme, vous connaissez tous ce mot, dépérissement de lÉtat. Cest Jaurès qui, à ce moment même, mène la controverse, au nom du Socialisme anti-Jacobin, du Socialisme décentralisateur, coopératif et mutualiste, bref, du Socialisme autogestionnaire et peut-être vraiment marxiste. [souligné par nous] François Mitterrand, à l'instant, avait raison de rappeler que Jaurès était un admirable connaisseur de Marx. Car la guerre et la mort de Jaurès arrêtent la controverse sans la trancher. Et Léon Blum, dans le discours dadieu aux majoritaires qui, dans le Parti, voulaient fonder le Parti Communiste français, dans un discours dont un paragraphe vient d'être cité par François Mitterrand, évoque, je vous le rappelle, à mon tour, la dictature du prolétariat, dont il souhaite seulement quelle soit moins brutale qu'en Union soviétique. La critique est dure mais la notion subsiste. […] De ce fait les militants Communistes seront en sécurité intellectuelle, à laise, dans leur doctrine, rayonnants et combatifs, et pour un demi-siècle les militants Socialistes eux, seront, tout lentre deux guerres et bien après, jusqu'en 1971, toujours mal à l'aise, gênés, amputés de quelque chose, craintifs devant les conséquences de ce quils disent, et, en fait, ils admettront pour cette raison une pratique fort éloignée de leur théorie. En outre cela les coupe complètement de leurs origines coopératives ou mutualistes, surtout du mouvement syndical qui avait, lui, rompu avec le guesdisme au moment de la Charte d'Amiens, en 1905 [souligné par nous], alors quil aurait fallu pendant toute cette période, ensuite, interroger le mouvement syndical au nom des convergences nécessaires dans la pratique sociale, comme nous Socialistes autogestionnaires, le faisons aujourdhui. Mais il ny avait plus de pratique sociale puisque la doctrine appelait une pratique exclusivement politique, et la dégénérescence de la doctrine, une pratique exclusivement électoraliste. (Applaudissements). »
La logique de l’amputation amplifie l’argument des deux cultures. Elle peut se lire dans le temps court des calculs de congrès comme un argument en faveur de la synthèse, mais aussi dans l’horizon de ce qui ne se nomme pas encore deuxième gauche[8], elle prend la forme d’une conclusion du procès en légitimité instruit par la première des deux cultures, à tout le moins les militants du CERES pour qui, selon Jean-Pierre Chevènement, « il n’y a pas de place pour deux gauches dans un parti comme le nôtre[9] ». L’histoire légitime le positionnement politique.

On peut lire ces épisodes comme un avatar parmi d’autres des usages politiques de l’histoire, lecture d’autant plus robuste que l’histoire du mouvement ouvrier prend alors depuis peu une direction scientifique, « s’objectivant » des luttes politiques, pour conquérir une centralité par le modèle d’histoire sociale voulue par Ernest Labrouse aujourd’hui perdue [10]. Je voudrais décentrer cette lecture, prenant comme hypothèse que l’invention de l’argument des deux cultures par Michel Rocard brouille la frontière du savant et du politique, et pour autant ne saurait se concevoir uniquement sous les auspices de l’intellectuel en politique et des énoncés qu’il produit par le transfert de compétences scientifiques dans le champ de l’affrontement partisan. Pour les proches de Michel Rocard, le discours de Nantes est l’effet d’une petite équipe d’intellectuels « qui entendait s’exprimer à travers Michel Rocard, et non pas à travers un courant politique[11] » ; à sa tête Patrick Viveret et Pierre Rosanvallon, qui dans la foulée de Nantes consolident l’argumentaire par la publication de Pour une nouvelle culture politique, au Seuil, dans la collection ‘‘Interventions’’ dirigée par Jacques Julliard. S’exprimant à travers cette petite équipe, ils instituent une nouvelle forme d’appréhension du politique dans l’économie partisane, vouée à un bel avenir. Parce qu’elle se tisse à partir d’un lieu politique (le PS), cette institution construit, tout autant qu’elle s’adosse à celui-ci, un rapport renouvelé à l’historiographie du socialisme français. Ce rapport, fils du temps de l’après-68, se reconnaît dans une séquence éditoriale relativement brève où domine l’essai, cousinant avec le travail plus obscur des revues, braconnant aux marges de l’histoire scientifique pour que s’invente une tradition du mouvement socialiste français. L’histoire est là marquage identitaire tout autant que dévoilement. Sa ruse tient à ce que les gains obtenus tiennent en politique à la légitimation historique de la deuxième gauche, acquise au prix de l’échec initial de l’objectif annoncé de refondation du Parti socialiste. Ils participent au renouveau de l’histoire politique en France au mitan des années 1980 au plan historiographique. On tiendra pour indices le surgissement du concept de culture politique dans la science et l’histoire politique [12] : Pour une nouvelle culture politique (1977), Pour une histoire politique (1986) : dans l’intervalle se mesure, à partir d’un projet intellectuellement politique, une nouvelle manière d’appréhender l’histoire du socialisme français de la Belle Époque.

Faire de l’histoire un art de faire politique


Dans l’opération de Nantes sur les deux cultures il y a une pratique de l’histoire plus qu’une épistémologie. L’opération de ventriloquie rocardienne isole un Faire de l’histoire dont le verbe est aussi titre d’une revue fondée en octobre 1975 qui se propose d’être culturellement un pôle de référence pour la mouvance du courant des Assises. Faire a comme rédacteur Patrick Viveret, comme collaborateurs Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon[13]. La revue, en 1979, à l’occasion de l’ouverture d’une rubrique historique, « La mémoire ouverte », explicite clairement son rapport à l’histoire : « La façon dont on conçoit l’histoire est déjà un enjeu politique, pour bien faire de la politique, il faut faire de l’histoire[14] »
Le « faire » de l’histoire qui est à la base de la distinction des deux cultures s’organise pour les auteurs de Pour une nouvelle culture politique autour d’une « crise de la pensée révolutionnaire » (p. 7), d’une crise de la culture politique dominante de gauche, ébranlée notamment par le contexte de reflux du gauchisme et de nouvelles formes de luttes comme Lip, le Larzac, Plogoff… Leur réflexion se tisse donc à partir d’une configuration éditoriale relativement ample où une tradition doit se donner à voir pour contrebalancer d’autres lectures. Si l’on conçoit que le discours de Nantes et Pour une nouvelle culture politique entretiennent une étroite relation — le second développant le premier — l’ouvrage vaut fenêtre sur les mécanismes intellectuels à l’œuvre dans l’invention de cette tradition.
Au ras d’une logique politique, la lecture principale qu’il s’agit de combattre est celle du PCF. Dans le cadre de l’Union de la gauche, celui-ci propose pour la première fois une somme entre histoire et engagement partisan, L’Histoire du réformisme en France depuis 1920, parue aux Éditions Sociales. Elle se présente comme la réponse d’historiens communistes aux différences entre socialistes et communistes dans la dynamique même du Programme commun, se revendiquant d’une « analyse serrée du rôle historique du courant réformiste et par une réflexion théorique sur ce mouvement[15] ». À cette histoire politique toute entière inscrite dans le clivage réforme / révolution, les auteurs de Pour une nouvelle culture politique opposent une lecture d’un congrès de Tours où les yeux ne se dessilleraient pas entre réformistes et révolutionnaires, mais où une tradition — celle d’un marxisme guesdiste — oblitèrerait une autre tout autant révolutionnaire. L’argument des deux cultures ne vise pas ici à rendre compte d’une lecture différente de Tours, mais au contraire à lui substituer une autre dialectique, laquelle doit rendre compte d’un réel politique qui fut celui du XIXe siècle socialiste aussi bien que celui de l’après 68. Et ce dans l’horizon d’une rénovation du PS se ressourçant ici dans le socialisme antérieur à Tours.
La démonstration emprunte alors à une série d’essais et de propositions clairement inscrits dans le contexte intellectuel de reflux du gauchisme. Elle se déploie comme eux à l’intérieur de référents marxistes mais se propose par l’argument de la culture politique de questionner celui-ci dans les termes gramsciens d’une crise de l’hégémonie de la pensée marxiste. Cette crise est l’effet de la tradition guesdiste, de la position intellectuelle hégémonique du PCF depuis les années 1950. La nouvelle culture politique révélée par le contexte de l’après-mai doit se légitimer par un rapport renouvelé à la tradition marxiste, jugée en l’état obsolète car incapable de rendre compte du réel social des luttes de l’après-68. S’invente là, par le bricolage d’emprunts multiples à l’essai comme à l’historiographie scientifique, une tradition. Le procédé intellectuel rappelle le travail de légitimation historique de la CFDT par l’usage des travaux sur le syndicalisme révolutionnaire, ceux de Jacques Julliard au premier chef[16]. Ce bricolage intellectuel importe en tant qu’il façonne une catégorie épistémologique, la deuxième gauche[17]. Il est l’expression de la volonté d’entreprendre la société française qui caractérise Pour une nouvelle culture politique, et se conçoit d’autant plus dans un cadre national que le congrès de Nantes ressuscitait la figure de la France socialiste. Le retour de cette figure dans la rhétorique socialiste implique une pensée inscrite dans le cadre national, croisant davantage la question républicaine que le rapport au fait révolutionnaire, puis communiste. Implicitement à nouveau, Tours vaut borne chronologique, symbole de la scission, alors même que la figure de la France socialiste réclame l’unité et suppose un dessein politique et social similaire à celui de la Belle Époque. Dans cette configuration, le travail historique à l’œuvre dans le processus de légitimation questionne l’histoire du mouvement ouvrier français dans son rapport au marxisme avant sa codification léniniste, et ce contre l’acception guesdiste qui dans la logique des deux cultures annonce la première gauche.
Parce qu’elle est réactivée par les années 68, la figure de l’autonomie construit le cadre originel de cette tradition[18]. Pour s’emparer de cette question de l’autonomie ouvrière, le recours au travail d’Alain Faure et Jacques Rancière sur La Parole ouvrière permet de repérer les conditions de cette dernière avant le grand récit marxiste. Il s’agissait de tisser une possible et discontinue généalogie entre l’expérience maoïste de l’après 68 et le premier XIXe siècle, de travailler le souffle de mai 68 à rebours[19], autour de la problématique autogestionnaire, contre l’avant-gardisme autoproclamé propre au modèle bolchevique et ses avatars. Rabattant ces travaux sous l’angle d’une tradition et de la manifestation d’une culture, Pour une nouvelle culture politique les noue dans l’horizon du socialisme autogestionnaire. Ce travail constitue une forme de prélude à la saisie du cœur de l’argumentation sur les deux cultures, construite à partir du socialisme de la Belle Époque, entre Jean Jaurès et Lucien Herr. Traquant la naissance du « social-étatisme », les auteurs usent de l’ouvrage de Daniel Lindenberg, Le Marxisme introuvable. L’usage de l’historiographie est tactique, en ce qu'il permet l’interrogation de la figure de Lucien Herr contre « la misère du marxisme ordinaire qu’est le guesdisme », comme anticorps politique. Lucien Herr autorise la reprise implicite de l’argument de « l’idéologie française » avancé par Daniel Lindenberg pour expliquer en quoi celui-ci n’eut guère de postérité. L’université française vaut filtre, et Daniel Lindenberg lie le sort fait à Herr à celui d’Althusser, la solitude. À ce premier registre d’emprunts à des essais s’ajoute également l’attention portée aux publications du Mouvement social, et notamment le numéro d’avril / juin 1974 portant sur le réformisme, saisi dans une dimension antérieure à décembre 1920, antécédente donc à sa codification contemporaine (1976) par les historiens communistes (cf. supra).
Cette première incursion dans les référents historiques aptes à définir cette nouvelle culture politique porte la marque d’un postulat : une filiation culturelle entre les socialismes du XIXe, traditions politiques ensuite oblitérées par le poids intellectuel du mouvement communiste issu de l’ascendance guesdiste, et le socialisme autogestionnaire des années 1960-1970. « Le socialisme en France ne pourra assurer une fonction décisive dans une stratégie novatrice que s’il dispose d’une identité culturelle forte qui lui a presque constamment manqué depuis la scission de Tours[20] ».
Dans ce jeu, Tours vaut clôture. Le propos obéit d’abord à la prise en compte des tentatives de renouvellement de la culture « social-étatiste », toutes malheureusement suspectes : « Les rares hommes qui auraient pu alimenter un renouveau théorique du mouvement ouvrier, faute peut être d’avoir pu s’y faire entendre, sont passés dans le camp adverse : Sorel, Abellio, les néo-socialistes[21] ».
Ce constat d’échec implique logiquement que l’identité culturelle forte du mouvement ouvrier tient à la Belle Époque. L’argument procède de la prise en considération de la figure de la France socialiste au titre du concept gramscien d’hégémonie. La figure de Jaurès vaut pivot de ce travail de réinvention d’une tradition socialiste, puisqu’il fut l’homme qui unifia « les socialistes sur la base d’une sensibilité et d’une culture politique[22] ». Cet usage politique de Jaurès combine deux logiques. L’une est interne au champ du socialisme français, et travaille l’incarnation des traditions socialistes par des couples janusiens : Jaurès versus Guesde, Blum versus Guy Mollet, et Mitterrand versus Rocard... Cette logique de l’incarnation fait également jouer mezzo voce l’argument « des deux méthodes », subsumée dans le heurt des deux cultures. Elle est aussi l’occasion de pérenniser dans l’affrontement interne le lexique de la polémique. En somme, la figure de Jaurès permet « d’éternaliser » le guesdisme comme catégorie d’analyse du socialisme. Commentant en 1966 la thèse que Claude Willard consacre au guesdisme, Jacques Julliard écrivait : « La politique de M. Guy Mollet, fondée sur l’alliance permanente de l’orthodoxie verbale et de l’opportunisme pratique, peut à juste titre se réclamer de Jules Guesde — tout au moins du Jules Guesde deuxième manière, postérieur à 1890[23] ».
La figure de Jaurès permet aussi d’échapper au tropisme du communisme dans l’historiographie de la SFIO, puis du Parti socialiste. Elle arrime une réflexion politique au travail historique. Jean Jaurès constitue une figure clé dans l’essor d’une histoire scientifique du mouvement ouvrier au mitan des années 1960, grâce notamment au travail de Madeleine Rebérioux, de la Société d’études jaurésiennes et au développement concomitant de l’Institut français d’histoire sociale et de sa revue Le Mouvement social. Il y a dans le moment Jaurès de l’historiographie du socialisme, au cours des années 1960/1970, à la fois la possibilité pour des militants écartés de l’action politique de tisser une autre manière d’être au socialisme (Jean Rabaut, Georges Lefranc notamment[24]), et dans l’université l’option d’assurer une progressive autonomie des études socialistes vis-à-vis des études sur le communisme[25]. La figure de Jaurès se conçoit comme un instrument d’investigation des rapports du parti avec le monde ouvrier, syndicaliste, mutuelliste, ainsi que le milieu républicain[26]. À quoi bon ?

A posteriori Pierre Rosanvallon date de 1977 sa « sortie » du politique au profit d’un travail toujours plus intellectuel[27]. Si l’histoire de la reconversion de ce capital militant en capital universitaire importe peu ici[28], nous intéresse en revanche la saisie de ce moment, son actualité présente. Il est deux manières alors de s’emparer de ce moment 1977, charnière entre un projet politique — rénover le Parti socialiste en pensant la bataille en termes d’hégémonie culturelle — et sa traduction dans l’historiographie du socialisme français.
Au vif du projet politique on saisira la manière dont s’invente une catégorie du politique : la distinction nantaise nourrit l’invention de la deuxième gauche dont elle construit la saisie et la pesée au titre même d’un concept clé de l’histoire politique à partir de la décennie 1980, celui de culture politique. La deuxième gauche est fille d’une appropriation politique de l’histoire du socialisme à la Belle Époque par les moyens de l’essai et l’emploi de l’historiographie scientifique. Cette appropriation résonne des nouvelles propositions sur l’histoire politique formulées par Jacques Julliard dans Faire de l’histoire, lequel écrivait : « Nous en avons assez d’une histoire politique qui avait réponse à tout parce qu’elle ne faisait question à rien ni personne[29] ». La réflexivité du propos tient sur les deux scènes : celle du politique et celle de la recherche. Au présent du moment 1977, l’invention des deux cultures s’inscrit dans le double contexte de l’Union de la gauche et de l’horizon du pouvoir. Ici et maintenant, pour reprendre l’hymne également adopté à Nantes, la France socialiste se construit dans le rassemblement de la gauche, de ses deux cultures. Puisqu’elle enfante rapidement la deuxième gauche, la distinction scelle une catégorie prospective de l’histoire du politique, vouée à un bel avenir heuristique.
Cette invention d’une tradition trouve son plus fort point d’appui dans le questionnement du socialisme de la Belle Époque. La réflexivité du propos de Jacques Julliard sur le politique trouve là tout son sel. Quand cesse le travail politique de l’intellectuel – condamné au silence selon la formule de la décennie 1980 -, le même objet est d’autant plus réinvesti dans la sphère académique que nombre d’animateurs de ce moment de 1977 trouvent à l’EHESS un lieu pour la conduite de leurs recherches. Et l’on notera qu’à Faire, puis Interventions succède, en 1983, Les Cahiers Georges Sorel, bientôt renommés Mil neuf cent, dont l’un des objets demeure encore et toujours l’analyse, et la réfutation, de l’articulation révolutionnaire / réformiste[30]. Selon Christophe Prochasson s’investissent dans le champ historique des positions naguère politiques [31]. L’écriture de l’histoire du socialisme travaille et ravaude la trame du politique. Cette relation de proximité trouve dans l’essai une de ses positions frontalières. Pour une nouvelle culture politique l’illustrait en partie en 1977. Dans une dynamique intellectuelle similaire mais bien plus marginale en regard du Parti socialiste, Vincent Duclert renouvelle une opération identique, incluant dans son propos la deuxième gauche, actant sa généalogie, plaidant pour la « reconquête d’une identité démocratique »[32]. Pour notre propos, celui d’un retour sur l’histoire et l’historiographie du socialisme de la Belle Époque, on tiendra que cette conjonction éditoriale participe d’une déclinaison du rôle politique de l’historien et de l’histoire qui n’est pas soluble dans l’argument commode de l’engagement intellectuel, puisqu’elle construit également un régime d’historicité.






[1]    Robert Chapuis, Si Rocard avait su, Paris, L’Harmattan, Le poing et les roses, 2007, p. 25.
[2]    Alain Bergounioux, Gérard Grunberg, L’Ambition et le remords. Les socialistes français et l’expérience du pouvoir (1905-2005), Paris, Fayard, 2005.
[3]    Eric Hobsbawm, Terence Ranger (dir.), L’Invention de la tradition, Paris, Amsterdam, 2006 (1983).
[4]    Michael Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France, Marseille, Agone, 2009.
[5]    Le Marxisme introuvable (1975), Lucien Herr. Le socialisme et son destin (1977) de Daniel Lindenberg mais aussi Pour une nouvelle culture politique (1977) de Viveret et Rosanvallon, Georges Sorel et la révolution au XXe siècle (1977) de Michel Charzat.
[6]    Robert Chapuis, op. cit., p. 67.
[7]    Jacques Rancière, « Politique, identification, subjectivation » In Aux bords du politique, Paris, Folio, 2004 (La Fabrique, 1998).
[8]    La paternité du nom, où résonne évidemment l’argument des deux cultures, revient à l’ouvrage d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, La Deuxième gauche (Ramsay, 1982). Sur ce point, Vincent Chambarlhac, Quand nommer scelle un échec. À propos de la « deuxième gauche », Dissidences, volume 13, 2e semestre 2013.
[9]    Libération, 4 février 1975.
[10]   Antoine Prost, La centralité perdue de l’histoire ouvrière, Autour du Front populaire, Paris, Seuil, « L’univers historique », 2006, p. 7-17.
[11]   Robert Chapuis, op. cit., p. 66.
[12]   Dans cette logique, L’Histoire des gauches comme somme parue à La Découverte peut apparaître comme le point d’arrivée historiographique d’une dynamique à l'origine tangentielle pour le moins au politique. Cf. Chambarlhac Vincent. L'histoire des gauches en France, essai sur une nomenclature. Revue électronique dissidences [en ligne], Numéro 1- Printemps 2011, 24 mars 2011. Disponible sur Internet : http://revuesshs.u-bourgogne.fr/dissidences/document.php?id=232
[13]   Émeric Bréhier, Les revues politiques de la gauche non communiste de 1958 à 1986, Thèse de IIIe cycle, Paris I, 2000.
[14]   « La mémoire ouverte : pourquoi une rubrique historique ? », Faire, no 40, février 1979, p 29. En soi, cette courte citation mériterait un ample développement tant dans l’histoire du socialisme elle est mise en abyme du renouveau notamment des études jaurésiennes dans les années 1960 comme de l’essor de l’histoire du syndicalisme au sein du Mouvement social par Jacques Julliard notamment. Cf. Fabrice d’Almeida, Histoire et politique, en France et en Italie : l’exemple des socialistes (1945-1983). Rome, École Française de Rome. 1998.
[15]   Histoire du réformisme en France depuis 1920, Paris, Éditions sociales, tome I, 1976, p. 18. Parmi les historiens communistes mis à contribution : Roger Bourderon, Jean Burles, Jean Charles, Jean-Paul Scot, Serge Wolikow, Roger Martelli…
[16]   Edmond Maire, « Jacques Julliard et la CFDT », in Pour une histoire de la Deuxième Gauche. Hommage à Jacques Julliard, Paris, BNF, 2008, p 19-24.
[17]   Sur cette catégorie, cf. Vincent Duclert, « La deuxième gauche », In Jean-Jacques Becker, Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, vol. 2, Paris, La Découverte, 2004, p. 175-189.
[18]   Elle constitue un point d’appui pour la critique des discours d’ordre.
[19]          Sur ce point, cf. Vincent Chambarlhac, « Court voyage au pays des Révoltes logiques ou d’une part de l’effet 68 sur les sciences sociales », Dissidences, no 5, avril 2008. Cet argument fut développé à l’occasion d’une journée d’étude organisée par Xavier Vigna à l’Université de Bourgogne (« Mai 68 et les sciences sociales »).
[20]   Pierre Rosanvallon, Patrick Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Paris, Seuil, 1977, p. 74.
[21]   Ibid, p 74.
[22]   Ibid, p 58.
[23]   Jacques Julliard, « L’éternel guesdisme », Critique, novembre 1966.
[24]          Sur ce dernier, Vincent Chambarlhac, « Georges Lefranc ou la construction d’une position historiographique », Recherche socialiste, no 37, mars 2007.
[25]   Fabrice d’Almeida, « Bilan historiographique ou essai d’historiologie sur le socialisme », in Le Parti socialiste entre Résistance et République, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000.
[26]   Comme l’indiquent les intitulés des différents colloques, Jaurès et la classe ouvrière, Jaurès et les intellectuels
[27]   Pierre Rosanvallon, « Sur quelques chemins de traverse de la pensée du politique en France », Raisons politiques, no 1, février 2001.
[28]   Christophe Gaubert, « Genèse sociale de Pierre Rosanvallon en “intellectuel de proposition” », Agone, « Les intellectuels, la critique et le pouvoir », no 41-42, 2009, p. 123-128.
[29]   Jacques Julliard, « Le politique », in Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, t. II, Nouvelles approches, Paris, Gallimard (Folio histoire), 1974, p 315.
[30]   Cf. la table ronde organisée par Mil neuf cent le 28 mai 2010 à Reid Hall « Réformismes et réformistes en Europe, 1870-1930 ».
[31]   Christophe Prochasson, L’empire des émotions. Les historiens dans la mêlée, Paris, Démopolis, 2008.
[32]   Vincent Duclert, La Gauche devant l’histoire. À la reconquête d’une conscience politique, Paris, Seuil, 2009.